jeudi, janvier 12, 2006

Souvenirs à tue-tête

Que de beaux hommages, et que de souvenirs !

Mais permettez-moi d'ajouter à cette page ce sans quoi le portrait ne serait pas complet, et de le faire avec ma mémoire espiègle d'enfant.

L'école nouvelle Émilie-Brandt, c'est mon enfance. Avant, rien, aucun souvenir. Puis, vers trois ou quatre ans, l'escalier en marbre «chair-de-saucisson » et le long couloir qui desservait les classes, le décor de mes six années suivantes.

Je vois ici des photos de l'école, je lis des adresses, mais aucune ne me ramène à l'école Émilie-Brandt que j'ai connue, rue Antonin-Raynaud, dans cette bâtisse sonore plantée entre deux cours de récré qui ressemblaient à des jardins.

Je revois la cour entourée de barrières mobiles mais qu'on ne déplaçait jamais, ses marronniers, les trous qu'on creusait en cachette dans la mauvaise asphalte pour jouer « au pot », les deux niveaux - il fallait monter trois marches pour accéder à la cour des grands - la balançoire où on fabriquait du pétrole (je vous donnerai la recette), la « cage à singes », et surtout l’aventureuse proximité avec la cour d'à côté, juste au-delà de la barrière. De ce côté-là évoluaient ceux qu'on appelait candidement « les anormaux », et nos rapports parfois conflictuels avec eux touchaient parfois aux sommets du surréalisme. À l'école nouvelle Émilie-Brandt, l'apprentissage de la différence faisait partie du programme tous les jours.

Mademoiselle Roustin était là, mais pour nous, asticots turbulents, ce n'était pas la pédagogue avant-gardiste, ni la gentille Lili. Pour nous, c'était Mademoiselle Roustin, la « dirlo » , notre dame de fer, respectée et crainte. Il faut dire que c’était à une époque où les enfants - l’enfant que j’étais – avaient pour les adultes un respect craintif. Ce qui me revient d'elle, plus que ses éclats de tendresse que nous avions du mal à comprendre entre deux tours pendables, c'est sa sévérité. Sa voix puissante, ses sourcils qui se fronçaient, ses gestes rapides et tranchants. Les plus cultivés d'entre nous, les petits malins, la surnommaient Peter Roustinoff.

Nos journées se passaient en découvertes et en gloussements, les pieds dans les chaussons et les mains dans les poches des blouses pleines de craie avec le nom brodé sur le cœur. Et lorsqu'on se laissait un peu aller et que le niveau sonore devenait intolérable, la solution radicale, c'était l'entrée brusque de Mademoiselle Roustin dans la classe. Le silence tombait comme une claque. La fin du monde pendant quelques secondes.

La tendresse bienveillante que nous aurions dû voir était pour nous une autorité absolue, tant nos petits cerveaux donnaient à son personnage les habits de l'implaccable supériorité. On la craignait, un point c'est tout, et quand on interprétait enfin son sourire comme de la gentillesse, c'était comme un grand «ouf » en nous. Elle le répétait pourtant : nous étions tous les enfants qu'elle n'avait pas eus. Mais des parents, on en avait déjà.

Mademoiselle Roustin n'était pas juste une gestionnaire derrière un bureau, elle était de toutes les sorties. Les sorties hebdomadaires à travers le Parc de la Planchette qu'on adorait, à la piscine ou au Palais des Sports de Levallois. Elle était là, bien sûr, aux traditionnelles classes de neige à Forgeassou, un petit coin de Savoie dont la population semblait décupler quand on arrivait en autocar ! Mademoiselle Roustin avait toujours dans sa manche une idée d'animation. Au pire, une chanson collective. Je me souviendrai toujours de la dernière journée de classe de neige, quand on se répartissait en petits groupes pour mettre au point les sketches qu'on jouerait le soir en robe de chambre ! J'ai joué un crocodile en pyjama !
Gros succès.

La dame avait aussi ses caprices, et des idées bien arrêtées sur certaines choses. Ah, la sempiternelle liste de fourniture scolaires, avec ce foutu Bic M4 qui était chaque année sur nos listes et qui ne se vendait nulle part !

Mademoiselle Roustin était aussi la directrice des dames de l'école. La digne Madame De Varine, qui conduisait la DS (Deuxième Septième), la gentille Madame Vanberghem dont j'ai revu la photo sur ce site et qui n'a pas changé, Madame Dutrex, impressionnante chef des cuisines, qui sentait la vaisselle, et les quelques enseignantes dont je me souviens : Mademoiselle Janin, avec sa façon particulière de diriger la musique, la belle Mademoiselle Gillet, qui m'a brisé le cœur en se mariant avec un autre...

Un jour, en 1975 ou 1976, on nous apprit que Mademoiselle Roustin avait eu un accident. Puis on l'a vue revenir avec le plus curieux des appareillages : un plâtre lui prenait tout le thorax jusqu'au cou, et son bras droit était tenu en angle droit vers le haut ! Mademoiselle Roustin était figée dans la position de l'élève qui lève le doigt pour aller faire pipi ! Eh bien c'est dans des cas comme ça que sa formation lui servait : elle nous a tous rassemblés et nous a raconté son accident, ses fractures, sa convalescence, tout. Après ça, impossible de se moquer d'elle, elle devenait comme un membre de la famille, ses problèmes étaient presque devenus les nôtres.
Maudite pédagogie !

Je croyais que Mademoiselle Roustin était une vieille dame, mais je constate qu'elle n'était pas beaucoup plus âgée que mes parents. Je l'ai connue dans sa jeune cinquantaine, mais sa silhouette trapue et sa voix de stentor en faisait déjà une figure intemporelle.

Je viens d'apprendre que Mademoiselle Roustin a définitivement rejoint le monde des rêves d'enfants. J'aurai quarante ans cette année, et le petit rigolo de l'école nouvelle Émilie-Brandt vit toujours en moi.

Olivier Bruel